L’économie française est-elle victime du succès de ses grandes entreprises ?

Les grandes entreprises françaises sont formidables. A tout le moins, leur succès est impressionnant, et la comparaison internationale est flatteuse : 31 entreprises dans le Fortune Global 500 (en fonction des chiffres d’affaires) en 2013 contre 29 pour l’Allemagne ou 26 pour le Royaume-Uni ; 38 capitalisations supérieures à 10 milliards d’euros en France contre seulement 26 en Allemagne. Alors que l’économie française ne représente qu’environ  75% de celle de l’Allemagne en 2013 en termes de PIB…

 

De prime abord, on pourrait espérer que cette force des grands groupes français soit un atout pour l’ensemble du tissu économique du pays. Pourtant, l’essor de ces champions a coïncidé avec un affaiblissement régulier de la situation d’ensemble des entreprises françaises, dont la profitabilité, les investissements, l’emploi et les exportations ne semblent avoir cessé de se dégrader.

 

Non que nos grands groupes bénéficieraient, comme cela est parfois dénoncé, de règles préférentielles ou d’avantages quelconques. Leur supposé taux d’impôt effectif inférieur à celui des PME, mis en avant par certaines études, repose ainsi sur des méthodologies qui prédéterminent un tel résultat. Dans les faits, toutes les règles sont au mieux neutres, et le plus souvent défavorables aux grandes entreprises, généralement concernées par la floraison de seuils au-delà desquels se déclenchent ou augmentent réglementations ou

prélèvements divers et variés. Dernier exemple en date : la nouvelle taxe sur l’excédent brut d’exploitation, qui doit frapper les entreprises au-delà de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires.

 

S’il n’y a pas de traitement de faveur en droit, la situation de nos grands groupes n’en est pas moins beaucoup plus enviable que celle de la plupart des autres entreprises implantées en France. D’abord car ces mastodontes sont justement, en moyenne, beaucoup moins dépendants de la France que les autres sociétés. Tout a ainsi été entrepris pour favoriser leur croissance et leur développement à l’étranger. Ces fameux champions nationaux, c’est d’ailleurs souvent l’Etat qui les a faits ou encouragés. Il suffit pour s’en convaincre de (re)voir le film grandiloquent diffusé il y a quelques jours à l’occasion de la présentation des 34 chantiers de « la nouvelle France industrielle » à l’Elysée : l’Etat, partout, qui, de Colbert à Hollande (sans rire) est là pour parrainer ou pousser à la croissance de ses fleurons. Un symbole de cet activisme est donné dans ce film : la Compagnie de Saint-Gobain, née sous Colbert, et dont l’épisode moderne décisif de la création du géant actuel fut la fusion avec Pont-à-Mousson sous le regard sourcilleux de Georges Pompidou – l’une des trois figures, avec le général de Gaulle et le président actuel, présentes par l’image et la voix dans le film précité…

 

Interventions de l’Etat, fusions en masse, notamment pour faire place nette dans ce qui pouvait tenir lieu de concurrence interne, largesses aménagées pour passer les crises ou financer la croissance internationale (les férus de fiscalité se souviendront de l’épisode des titres subordonnés à durée indéterminée de la fin des années 80, utilisés massivement par les grands groupes avec un cadeau fiscal somptueux à la clé…) : l’Etat aura tout fait pour créer et favoriser l’essor de ces multinationales.

 

D’abord par conviction étatiste bien française qui ne conçoit pas la réussite économique du pays sans intervention majeure de l’Etat. Probablement aussi par intérêt bien compris des élites politiques et administratives, qui trouvent en la matière un plaisir plus intense à ces meccanos industriels qu’à des tâches plus bureaucratiques, et y voient une capacité de conserver une influence directe sur la marche des affaires. Tout en se ménageant, le cas échéant, des débouchés personnels intéressants – les états-majors des grands groupes étant bien fournis en anciens hauts fonctionnaires.

 

L’ironie de la situation est que c’est également l’Etat qui, aujourd’hui, se lamente et se débat contre les conséquences réelles ou ressenties de ce qu’il a créé : faiblesse des investissements en France et parfois délocalisations à l’initiative de ces grands groupes, impôts français optimisés grâce à une présence globale, salaires des grands patrons alignés sur les rémunérations de leurs homologues étrangers, actionnariat de moins en moins national, faiblesse endémique du tissu des ETI…

 

Tout ceci était pourtant largement prévisible. Et les dirigeants des grands groupes français ne sont en rien à blâmer : ils remplissent au mieux leur feuille de route. Celle de leur groupe, et donc de leurs actionnaires. Ils sont même plutôt à saluer tant leur réussite est éclatante, avec au total très peu d’accidents de parcours majeurs à signaler au cours des deux dernières décennies.

 

Une fois ces groupes solidement édifiés sur la rationalisation du paysage concurrentiel français, jusqu’à la création de quasi-monopoles dans certains cas, mais bénéficiant toujours d’un tissu de fournisseurs locaux d’autant plus malléables qu’ils étaient devenus beaucoup plus petits que leurs clients, ils ont pu partir à la conquête du monde dans les années 80-90. Dès lors, pour beaucoup d’entre eux, il n’a même pas été nécessaire de procéder à des délocalisations massives et voyantes. Il leur aura suffi de déployer leurs moyens ailleurs, là où la croissance paraissait plus prometteuse ou la production plus efficiente.

 

Au fur et à mesure qu’ils tissaient leur toile à l’international, ces groupes étaient en mesure de profiter au mieux des dispositions fiscales en vigueur pour localiser leurs profits aux endroits les plus cléments. Dans le même temps, leur centre de gravité se déplaçait d’autant plus hors de France que leur actionnariat s’internationalisait, sous l’effet de leur reconnaissance accrue à l’étranger, mais aussi par tarissement des ressources de capital domestique, en l’absence de fonds de pension ou d’autres acteurs français susceptibles d’investir suffisamment dans leurs titres. A noter enfin que ce paysage des grands groupes français apparaît aujourd’hui assez figé. Dans le CAC 40, une seule valeur, Gemalto – encore est-elle domiciliée aux Pays-Bas… – n’était pas l’un des grands groupes d’il y a 20 ans. Et il n’y a qu’à voir l’émoi et les bagarres qui ont entouré la croissance d’Iliad (Free), une autre exception, pour mesurer la règle qui paraît déterminer ce statu quo.

 

Bien entendu, la faiblesse des grosses PME et ETI françaises ne provient pas exclusivement de cette situation et de la transformation de celles qui préexistaient en composante des grands groupes actuels. Et naturellement, ces multinationales continuent d’apporter des ressources importantes aux pays : près du tiers du secteur marchand est concentré dans les grandes entreprises, françaises ou étrangères.

 

Mais il y a bien une fracture économique majeure aux multiples conséquences entre deux mondes d’entreprise que tout ou presque sépare : d’un côté ceux qui sont aujourd’hui totalement globaux, avec des centres névralgiques français en Ile-de-France ou dans quelques grandes métropoles, mais la tête d’abord tournée vers ailleurs ; qui sont de loin les plus attractifs pour les élites formées en France ; qui ont l’accès à tous les décideurs et aux marchés ; qui sont en position de force quand elle n’est pas dominante auprès de leurs clients et fournisseurs. De l’autre, un tissu de PME TPE fragile, caractérisé par un niveau de marge au plus bas aussi bien au regard du passé que de nos voisins ; qui subit de plein fouet et sans parade possible le poids des prélèvements qui se concentre en France sur les facteurs de production, et notamment le coût du travail ; qui peinent davantage à recruter les salariés les mieux formés ;  qui ne peuvent offrir que des rémunérations modestes face à celles des groupes aux standards mondiaux ; qui sont moins concentrées géographiquement que les sièges des multinationales et du coup confrontées à davantage de territoires paupérisés ; qui sont très dépendantes de leurs grands donneurs d’ordre ou peu à même d’affronter des grands groupes s’ils en sont encore des concurrents ; qui sont, dans bien des cas et selon leurs secteurs d’activité, souvent trop faibles pour exporter ; qui n’ont comme financeurs potentiels que le crédit que peut encore leur accorder le système bancaire national.

 

Encore une fois, il n’y a personne à blâmer dans les entreprises concernées : elles ont leur trajectoire à suivre, et des concurrents étrangers souvent féroces à affronter. Il ne saurait être question de les affaiblir – même si certaines situations mériteraient une analyse poussée en termes de concurrence. Mais la fracture économique est bien là, et probablement plus qu’ailleurs. Pour y remédier, l’Etat devrait d’abord s’abstenir de tout dirigisme intempestif sur les entreprises elles-mêmes où leurs secteurs d’activité. Et surtout, créer l’environnement le plus propice à l’activité économique, afin de redonner une capacité de croissance aux entreprises françaises qui apparaissent comme les plus fragiles.

 

Article publié dans La Tribune le 27 septembre 2013