La sanction de la Commission européenne contre le traitement fiscal d’Apple en Irlande a relancé le débat sur l’imposition des grandes multinationales, et notamment des géants de la tech. On connaît l’ingéniosité développée par beaucoup de grands groupes pour échapper autant que possible à l’impôt et faire circuler les masses taxables vers les pays à la plus faible pression fiscale, dont l’Irlande est le parangon en Europe.
Ce sujet pourrait être plus facilement réglé qu’on ne l’imagine souvent. Comme essaie de s’y employer l’OCDE, le cœur de la problématique est de taxer les profits là où ils sont générés, en évitant de les faire s’évaporer au titre de fumeux transferts ou redevances vers des entités localisées bien évidemment dans des pays à faible imposition. Si tous les grands pays convergeaient à ce sujet, les multinationales BtoC ne pourraient échapper à l’impôt, tant elles ont besoin des grands marchés de consommateurs finaux, donc des pays riches et peuplés. Et encore plus dans la « tech », où il y a une course aux positions monopolistiques pour imposer le plus possible son écosystème et en retirer la rente associée.
Non, le sujet le plus important est ailleurs. Comme on l’a vu, la perspective d’une amende de 13 milliards pour Apple n’a pas créé la moindre perturbation de son cours de bourse, là où il en faut moins pour faire chuter un Volkswagen ou la plupart des entreprises. Pour une raison simple : même si cette procédure allait au bout, le montant dû resterait mineur pour une entreprise ayant plus de 200 milliards de cash disponible à travers le monde. Et qui réalise en moyenne plus de 10 milliards de dollars de profit… par trimestre.
LE sujet, c’est bien justement le niveau de ces profits et du cash accumulé ces dernières années par Apple. Un tel niveau de profitabilité est exceptionnel, et paraît anormal lorsqu’il s’inscrit ainsi dans la durée. D’ailleurs, non seulement Apple gagne énormément d’argent sur ses marchés et surtout les smartphones, mais les autres constructeurs, eux, sont tout juste à l’équilibre. Pour une raison assez simple : Apple est en situation de monopole sur son système d’exploitation, iOS, là où tous les autres se concurrencent sur des systèmes ouverts, pour l’essentiel sur Androïd.
Bien sûr, Apple a développé iOS, et le plébiscite de ce système d’exploitation justifie des profits considérables. Jusque-là, c’est un fonctionnement normal de marché : d’autres entreprises ont essayé de faire prévaloir des systèmes propriétaires, comme Nokia ou Samsung, et ont échoué. Là où les choses deviennent plus problématiques c’est quand le système, inaccessible à tout autre constructeur, crée son parc phénoménal d’utilisateurs largement captifs : difficile de passer ensuite sur un autre système d’exploitation pour smartphone / tablette quand on a accumulé quantité d’applications et de fichiers associés (par exemple musicaux), pour beaucoup payants. Or, dans cet écosystème, pas un seul produit ne peut être proposé par un autre fabricant. Pas possible d’avoir de l’iOS « discount » proposé par exemple par un constructeur chinois. Les utilisateurs sont donc en quelque sorte pieds et poings liés à un seul constructeur, qui peut de surcroît leur imposer un renouvellement régulier de modèle, par exemple en ne rendant plus compatible les plus anciens de ses appareils avec les dernières mises à jour d’iOS. Le piège s’est refermé : Apple a son monopole, et peut en exploiter sa rente. Et visiblement, l’entreprise ne sait pas trop quoi faire d’une grande partie du produit de celle-ci, puisque toujours plus de cash s’accumule dans les comptes du groupe.
Que des sociétés très performantes et bien gérées gagnent beaucoup d’argent est a priori d’autant plus positif qu’elles savent investir dans la recherche et le développement de nouveaux projets, eux-mêmes sources de progrès et profitables à toute une chaîne d’acteurs économiques. Apple investit bien sûr beaucoup, essaie de percer dans les objets connectés, sûrement dans la voiture autonome. Mais visiblement, cela laisse des masses colossales de cash disponibles dans ses caisses, même s’il est vrai que la principale raison poussant l’entreprise de Cupertino à immobiliser des montants importants à l’étranger est tout simplement d’éviter leur taxation par le fisc américain en cas de rapatriement.
Toujours est-il que ce cash disponible empilé trimestre après trimestre est l’illustration d’une anomalie qui perdure. C’est autant retiré aux consommateurs et/ou aux sous-traitants. Les actionnaires d’Apple en profitent, puisque la firme à la pomme reverse des dividendes depuis 2012 (déjà 170 milliards de reversés d’après Apple à la mi-2016). Et le cash est bien sûr partie intégrante de la valorisation de la société, donc de son cours de bourse. Toutefois, on ne peut pas tracer l’usage que ces actionnaires en font, une partie devant certainement revenir dans l’économie sous forme de consommation, une portion sûrement plus modeste en investissement, mais probablement aussi beaucoup sous forme de thésaurisation. Et quoi qu’il en soit, reste tout ce cash en caisse chez Apple (là aussi, cette trésorerie est bien sûr gérée et peut servir à financer via des actions ou des obligations des entreprises).
La situation d’Apple est paroxystique, mais d’autres grandes entreprises de technologie sont dans la même situation de cash surabondant. Microsoft, qui en détenait 113 milliards à la mi-2016, semble ne pas y trouver d’emploi intéressant en termes d’investissement dans des activités existantes ou nouvelles : le géant de Redmond vient ainsi d’annoncer qu’il allait racheter pour 40 milliards de ses propres actions… Encore un cas de monopole avéré sur un écosystème, avec Windows et Office. On peut aussi citer Google et Facebook, qui ont phagocyté une grande partie du marché mondial de la publicité numérique, et ont chacun une position très dominante, dans la recherche pour le premier, les réseaux sociaux pour le second. D’autres grands de la technologie, de la pharmacie ou de quelques autres secteurs, empilent aussi des montagnes de cash.
Le vrai enjeu est là, celui d’une économie qui tend à se concentrer toujours un peu plus autour de géants qui peuvent, souvent en position mono- ou oligopolistique, prélever une rente importante au détriment des consommateurs et de leurs prestataires ou sous-traitants. Parce que la concurrence n’est pas assez vive. Parce que le démantèlement d’entreprise, la fin de la protection de brevets ou de licences sont encore trop taboues. Ces grands groupes deviennent en quelque sorte les nouveaux rois du pétrole de l’économie mondiale, assis sur leur or, prélevant une richesse sur tout le reste des agents économiques de la planète. Le risque est grand que cette captation, si elle ne rejaillit pas suffisamment sur de nouveaux investissements et des innovations productives, freine d’autant la croissance et le développement économique.
Car en dépit de l’innovation technologique qui s’accélérerait et dont beaucoup de ces grands empires font la mise en scène permanente – avec une large part d’esbroufe s’agissant souvent de simples incrémentations de produits précédents, comme dans les smartphones –, la croissance est faible un peu partout aujourd’hui, et les gains de productivité de plus en plus minces, quand il y en a encore. La thésaurisation gigantesque de ces nouveaux dominants ne doit pas y être étrangère.