Le scandale des clauses de désignation

Officialisée le 7 octobre, la volonté du gouvernement de réintroduire au forceps les « clauses de désignation » dans la loi a de quoi choquer. Car derrière un débat en apparence obscur, il y a des enjeux économiques, sociaux et même démocratiques majeurs.

 

Essayons de résumer ce sujet. Dans les entreprises, surtout les plus grandes, les salariés bénéficient souvent d’une protection sociale complémentaire. Avec l’« accord national interprofessionnel » (ANI) conclu entre patronat et syndicats en janvier 2013, ce qui était facultatif va devenir obligatoire en matière d’assurance santé. On pourrait d’emblée s’étonner que les partenaires sociaux, et surtout le patronat, aient ajouté une couche d’obligations en matière de protection sociale, et donc des cotisations (2 à 3 milliards d’euros par an à la charge de TPE et PME), alors que la France a déjà le record des prélèvements sociaux pesant sur le coût du travail.

 

Au-delà de l’obligation d’une complémentaire santé en entreprise, il y a un deuxième enjeu plus méconnu du public : le choix de l’assureur. Comme pour tout autre dispositif au bénéfice des salariés – restauration, conciergerie, crèche… -, on pourrait imaginer que chaque entreprise ait le libre choix de son prestataire. Mais pas ici : bienvenue dans le paritarisme.

 

Certes, malgré des pressions contraires, l’ANI laissait aux entreprises une apparente liberté de choisir leur assureur. Tout en prévoyant la possibilité pour chaque secteur de formuler des « recommandations » en faveur de prestataires, et de définir des « contributions dédiées au financement de (…)  l’action sociale ». De quoi peut-il bien s’agir à propos d’assurance complémentaire santé privée ? Mystère.

 

Mais ce n’était que le début. Alors que la loi transposait à peu près fidèlement l’essentiel des dispositions de l’ANI, celle sur la complémentaire santé était soudainement modifiée, avec le soutien discret de la plupart des parties concernées, pour autoriser les « clauses de désignation ». C’est-à-dire la possibilité pour une branche professionnelle d’imposer un prestataire, pratique déjà en vigueur avant la complémentaire santé obligatoire. Toutes les entreprises d’une même branche et leurs salariés peuvent ainsi être contraints de recourir à l’assureur désigné, même s’ils en avaient déjà choisi un autre auparavant ! Ce qui semblerait ahurissant partout ailleurs étant justifié en l’espèce au nom de considérations fumeuses sur la mutualisation des risques qui ne résistent pas à l’analyse.

 

On pourrait ne voir là qu’un exemple de plus du collectivisme français, dont pouvoir politique et partenaires sociaux ont une longue tradition : un prestataire pour tous, choisi par une corporation d’antan, afin de placer toutes les entreprises sous une même toise et de brider leur concurrence…

 

Si cet atavisme est bien présent, il est ici secondaire. La vraie raison est ailleurs : les partenaires sociaux, qui imposent la complémentaire santé à toutes les entreprises de France et pourraient contraindre le choix de l’assureur dans chaque branche, sont en même temps… des assureurs. Ils sont en effet les « actionnaires » uniques des « groupes de protection sociale », structures hybrides regroupant à la fois un métier similaire à celui de la « Sécu », la gestion des caisses Agirc-Arrco, et l’activité d’assurance des « institutions de prévoyance ». Celles-ci sont très connues, font de la publicité pour vendre leurs produits comme n’importe quel assureur, et ont des millions de clients. Or, devinez quoi ? Quand les partenaires sociaux d’une branche recourent à ces clauses de désignation, le désigné est presque toujours… une institution de prévoyance. Voilà que tout s’éclaire. Et que financer « l’action sociale » résonne différemment.

 

Mais patatras. En juin, lors de l’examen de la loi instaurant ce mécanisme inouï d’achat obligatoire d’une prestation dont les inspirateurs sont à la fois prescripteurs et vendeurs, le Conseil constitutionnel a censuré de manière spectaculaire cette seule disposition ainsi que sa pratique antérieure. Pour rien de moins qu’atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre et à la liberté de concurrence… Ce second motif ayant également conduit l’Autorité concernée à rendre, en mars, un avis défavorable à ces clauses de désignation.

 

Car ces clauses n’ont en fait qu’un véritable objectif, maintenir les prérogatives exorbitantes de partenaires sociaux à la représentativité d’ailleurs discutable. Afin qu’ils puissent favoriser le développement des institutions qu’ils gèrent, donc les avantages qu’ils peuvent en retirer, au détriment de la liberté de choix des entreprises et des salariés, et au préjudice de tous les autres acteurs de la protection sociale complémentaire.

 

Malgré la position du Conseil constitutionnel, qu’il rappelle encore à l’occasion d’une nouvelle décision du 18 octobre, et qui aurait dû mettre un terme définitif à ces pratiques, ceux qui cherchent à imposer un marché captif au bénéfice des institutions de prévoyance n’ont pas désarmé. Et ils semblent avoir convaincu le gouvernement de se remettre à l’ouvrage, via un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale en cours d’examen. Alors que se tient le procès de l’affaire UIMM, avec son cortège d’ombres sur le financement des partenaires sociaux et au-delà, on ne pouvait imaginer un signal plus malvenu.

 

Article publié dans Les Echos le 4 décembre 2013