Beaucoup, au soir du second tour de cette présidentielle étonnante, rappelaient gravement le score historique du Front national, avec de nouveaux records en nombre de voix ainsi qu’en part des suffrages exprimés à une présidentielle, au premier comme au second tour.
L’ancrage puissant et global du FN dans le pays est évidemment indiscutable. Mais il ne date pas de cette présidentielle, et à bien y regarder, le parti frontiste devait certainement s’attendre à beaucoup mieux.
Car la dynamique récente du FN et le contexte de ces dernières années étaient des plus porteurs : attentats meurtriers en France depuis janvier 2015, crise des migrants, chômage très élevé et croissance faible, exécutif discrédité, droite embourbée dans une série d’affaires sans précédent depuis 2012 (guerre interne pour la présidence de l’UMP, affaires Bygmalion et autres autour de Sarkozy, et pour finir affaire Fillon), victoires de Trump et du Brexit, Union européenne dans l’impasse politique… Un cadre vraiment idéal.
Le FN a d’ailleurs terminé largement en tête lors des deux scrutins majeurs précédents : européennes de 2014 avec près de 25% des voix, et premier tour des régionales de décembre 2015, dernier scrutin avant la présidentielle, avec environ 28% des suffrages exprimés ! Le FN n’avait certes gagné aucune région au second tour, mais il avait dû faire face à une droite seule, ayant bénéficié du désistement de la gauche là où il était le plus dangereux.
Marine Le Pen a d’ailleurs débuté dans la campagne présidentielle à des niveaux inédits dans les enquêtes d’opinion : non seulement elle était considérée comme qualifiée à coup sûr pour le second tour, mais elle était le plus souvent donnée en tête, à des niveaux de l’ordre de 26-27%, exactement dans la dynamique des régionales.
Elle se qualifie finalement de justesse pour le second tour, avec 21,3%, loin du premier, au plus bas de sa série d’intentions de vote, et avec moins de 500 000 voix d’avance sur un Fillon pourtant lourdement handicapé dans sa campagne.
Pareil pour le second tour : elle sera donnée face à Macron jusqu’à 42/43% dans les intentions de vote au cours de la campagne (y compris avant le premier tour), mais ne récolte au final que 33,9% des suffrages exprimés (et avec une abstention et des blancs et nuls importants). Jamais elle n’avait été mesurée dans les mois précédents à un niveau si faible d’intentions de vote pour un second tour, quelles qu’aient été les hypothèses testées. Elle montait même jusque vers 47-48% dans des sondages en cas de second tour face à Fillon.
Et pourtant, elle a pour la première fois bénéficié d’un ralliement significatif après le premier tour, avec les 4,7% de suffrages de Dupont-Aignan, du jamais vu pour le FN à une présidentielle. Marine Le Pen ne gagne pourtant même pas trois millions de voix entre les deux tours, alors que Dupont-Aignan en avait obtenu 1,7 million, et qu’elle pouvait espérer piocher allègrement dans les électorats très amers de Fillon et Mélenchon (14,3 millions de voix à eux deux au premier tour) ou des cinq petits candidats (1,5 million de voix), tous très hostiles à ce que représente Macron. Et comme aux régionales, elle est battue dans toutes les régions, y compris PACA et les Hauts-de-France.
Alors bien sûr, pour beaucoup de commentateurs, le ton était à la gravité et à l’inquiétude en faisant le parallèle avec 2002. Mais cette comparaison entre les deux occurrences du Front national au second tour d’une présidentielle n’a en fait que très peu de pertinence.
En 2002, la France sortait d’années plutôt fastes aux points de vue économique et social. Il n’y avait pas vraiment de dynamique FN, bien au contraire : Jean-Marie Le Pen était embourbé dans ses outrances, et il avait surmonté difficilement la sécession de Bruno Mégret et de ses amis. Les performances du Front aux municipales de 2001 ou aux européennes de 1999, derniers scrutins avant la présidentielle, étaient carrément médiocres. A contrario, après avoir été déboussolée par la dissolution, tentée pour certains par une alliance avec le FN aux régionales de 1998 (vite réprimée par les états-majors), la droite se refaisait une santé aux municipales de 2001, et marchait en ordre plutôt serré derrière son président sortant. A l’inverse, la gauche plurielle, créditée d’un bilan positif, commençait à se fracturer après des municipales en demi-teinte et surtout des divisions entre ses composantes hétéroclites. C’est bien ce qui mène au choc du 21 avril 2002 : le FN fait un bon score en exprimés (+1,9 point par rapport à 1995) mais, avec une abstention inédite pour une présidentielle, ne progresse quasiment pas en part des inscrits (11,7% contre 11,4% au premier tour de 1995). Il souffle la qualification au second tour (jamais on ne s’est qualifié avec un si faible score à un second tour de présidentielle) pour moins de 200 000 voix à un Jospin victime – ou responsable – d’un émiettement invraisemblable des voix à gauche (Chevènement, Mamère, Taubira, Hue, et une extrême-gauche en fanfare avec les très bons scores de Laguiller et Besancenot).
Pour le second tour, le FN est alors ainsi totalement coincé entre un électorat de droite qui va faire le plein pour Chirac, son candidat et le président sortant, et la mobilisation à gauche d’un front républicain d’autant plus fort que Jean-Marie Le Pen est pour tous infréquentable et inacceptable, et positionné plus à droite que Chirac sur tous les plans, y compris économique et social. Malgré les affaires de la mairie de Paris, il n’y a alors aucun rejet de Chirac, qui campe le personnage du vieux sage gaulliste et républicain, d’autant plus qu’il a joué le jeu sans barguigner d’une cohabitation de 5 ans avec la gauche après la claque de la dissolution de 1997.
Le scénario de 2017 n’a évidemment rien à voir. L’électorat de droite est profondément meurtri et frustré par une campagne qu’il considère comme lui ayant été volée. Il ne se sent pas du tout représenté au second tour. Il est donc naturellement écartelé entre un Front national totalement « relooké », en pleine dynamique comme évoqué plus haut, et rejoint par Dupont-Aignan entre les deux tours, et un candidat difficile à positionner, mais qui a tout de même été le conseiller puis le ministre de Hollande, président le plus impopulaire de la Ve République ! C’est donc une forme de miracle que les élus de droite et leurs électeurs n’aient pas été plus séduits par la candidate frontiste. A gauche, les modérés avaient déjà tous rallié Macron ou étaient ultra minoritaires, à l’image du naufrage de la candidature Hamon, elle-même très déportée sur sa gauche. Et Macron représente au plus haut point ce que hait l’extrême gauche et ses « insoumis », comme le signifiera dans un éditorial hallucinant François Ruffin, tandis que depuis des années la « ligne » Philippot a considérablement « gauchisé » le Front national.
Au final, le résultat du second tour est donc en deçà de toutes les projections de ces derniers mois pour le FN, et alors même qu’il avait a priori le cadre rêvé pour faire encore mieux qu’il ne lui était promis.